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Sur une île déserte, le livre que j’emporterais

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b56f07b68056632262a762d90e7708aa.jpgEt vous, sur une île déserte ? Quels livres seraient du voyage ? La Bible ? Sophocle ? Tu parles d’une distraction, Sophocle en bilingue et puis du pissenlit pour le dîner. Balzac, l’intégrale ? On sent souvent, dans les réponses des personnes interrogées, le désir de frapper un grand coup. Mettez-vous en plein la panse ! C’est que, tout seul sur l’île en question, ça va forcément faire du temps libre. Alors, Shakespeare ? Romain Rolland ?

Vous pouvez toujours vous la jouer petit malin, et n’emporter que « L’île déserte », un bouquin de Deleuze qui ne va cependant pas vous faire oublier que vous êtes seul, en effet, sur l’île en question. Incontestablement, Mankell, le célèbre auteur de polars, qui se prêtait pour mes amis Anquetil et Armanet (l’Obs) à ce petit jeu, en début d’année, n’avait pas envie de se la jouer petit malin : il citait « Cent ans de solitude ». On ne pouvait mieux dire. Son autre choix : « Crime et châtiment ». Utile, précise-t-il, « si l’on veut comprendre ce que c’est qu’être humain ». Oui, en cas qu’on finisse par en rencontrer un.

Douglas Kennedy
n’emporterait pas les livres de Douglas Kennedy, c’est déjà quelque chose. Un peu d’humilité dans ce monde de brutes. Ni, d’ailleurs, la Bible, Proust ou Cervantès. A la bonne heure ! Douglas ne va pas déformer ses poches, avec ces volumineux chef-d’œuvre qui, du reste, lui esquinteraient aussi le cerveau. Voyons, que propose-t-il ? Mark Twain, bon. Le « grand roman de l’aventure américaine ». Un peu trop grand à mon goût. « Et enfin « Crime et châtiment » de Dostoïevski, parce que c’est un roman magnifique sur l’âme humaine, mais aussi un bon polar. » Comme la Bible, en fait.

42848894d660f68088c0e1a21d9c6a12.jpgAssurément, Michel Tournier s’y connaît, en matière d’île déserte. On sent que, interrogé il y a quelques mois par les mêmes, il se pinçait pour ne pas emporter son «Vendredi». Du reste, il citait « Robinson Crusoé », ce qui est un peu la même chose. Et puis « L’Ethique ». Spino, faut avouer qu’il se digère mieux en solitaire. Qu’en société. Et Tournier d’ajouter, bon prince : « Je m’efforcerais d’apprendre par cœur « L’Ethique », parce qu’il y a des pages absolument admirables de sécheresse. On ne fait pas plus austère. » Tant il est vrai que, quitte à ne pas faire la bamboula tous les jours, autant la jouer pénible jusqu'au bout. Ah, Tournier a quand même prévu de la distraction : un Russe. «J’essaierais de trouver un livre que je n’ai jamais ouvert, quitte à être amèrement déçu ; par exemple Tolstoï, « Guerre et Paix ». Je ne l’ai jamais lu.»

Je me demande pourquoi ces moscovites sont si cotés. Ces Russes, en somme. Incontestablement, ils sont les plus forts dès qu’on touche à l’âme. Voilà un sujet auquel un Somalien ne peut rien entendre. Comme à Roland Garros. Revers croisé, c’est Federer. C’est inscrit, qu’est-ce que vous voulez. Et pour la sécheresse ? Oh, faudrait trouver un philosophe hollandais qui serait né en 1632 dans une famille juive d’origine portugaise. Rien de mieux pour l’archi-sec. Ah ben tiens, Spinoza.

Paul Auster ? Pas non plus très inspiré par la question : « Il faudrait qu’ils soient très gros ! » Et de citer, par ordre de poids, Shakespeare (œuvres complètes), Cervantès (ce que vous savez) et Montaigne (oui, Montaigne quoi) ». Encore de l'austère ! Et puis gros. Mais c’est le contraire qu’il faudrait ! Moi, si Armanet et Anquetil, du bout du couloir, venaient me trouver, je leur sortirais de ma poche, tiens, le petit livre que je viens de recevoir, à la fois somptueux et modeste, et tout désigné pour les cas d’isolation définitive : un court volume (90 pages compris la table des matières, en Verdier poche) rassemblant les articles écrits par le grand critique Jean-Pierre Richard sur notre plus fascinant papillon de prose, Pierre Michon.

24c743953fe171cfc9492e7257ceb0a4.jpgIl faut voir comment Jean-Pierre Richard tourne autour de son sujet, l’empêchant dans sa ronde de s’envoler vers d’autres cieux critiques. Richard repère bien sûr la voix « tout à la fois lyrique et railleuse » de ce Flaubert moderne (le style de Flaubert n’a-t-il d’ailleurs les mêmes caractéristiques ?) Et d’isoler non pas les fondamentaux, mais les « existentiaux » de l’écriture de Michon : « sexe, grâce, couleur, violence, poids, lumière, rire, ébriété, silence, ombre, barbarie ; ou bien encore rage, impuissance, miracle pourquoi pas. »

Quelle beauté, quelle « grande réussite d’art », ce Michon lu par Richard ! Au point que l’on se prend à ne plus savoir qui, de l’un ou de l’autre, on préfère au fond : Michon-Richard ou Michon-Michon ? D’un côté, le démon souriant que d’autres démons hantent, le clown à bure de moine qui n’écrit plus guère parce que, comme il le proclamait justement dans son dernier livre, fait d’entretiens glanés, Dieu (la littérature) vient quand il veut ? Ou, de l’autre, mon vénéré professeur de Sorbonne qui me fit entendre mieux qu’aucun autre ce qui se disait dans Segalen ou dans Corbière – parler scintillant, tout coloré des accents du midi, et toujours cette rieuse tendresse pour ces textes qu’il se refusait à décortiquer comme, à la même époque, les structuralistes qui, eux, s’y prenaient avec leurs doigts.

20c8304d1a92b38fbac88e952bfa15b1.jpgOui, Michon est là, tout nu sous ce regard tendre. C’est la meilleure introduction à son œuvre, si on n’a pas encore lu « Vies minuscules », « La Grande Beune » ou «Corps du roi». Textes, toujours, où s’invite une sombre mais obsédante ruralité. Fleurs, végétaux, « une muraille de feuilles » (Corps du roi). Ou encore ceci, dans le même livre, Michon racontant Flaubert : les nuages, le jardin, tilleuls et peupliers. Et le grand drame raconté par Michon, de Flaubert, mais qui est le grand drame raconté de tout grand écrivain, donc de Michon lui-même : n’être pas au monde, donc pas aux arbres et au ciel, mais à la littérature.

Chose exprimée admirablement dans cette phrase, si typique de la manière michonienne, entre coup de bluff et vérité bouleversante : « La Seine qui coulait sous ses yeux, il s’en déposséda ; la petite fille qui vécut dans ses jambes et que, dans tous ses livres, il met à mort, c’est à peine s’il la vit ; les plus belles filles de son temps, sans doute aussi les plus fines, qui voulaient de lui, dont il lui arrivait de jouir, il s’en déposséda, qu’il en jouisse ou qu’il décide de n’en plus jouir, ce qui revenait exactement au même. » Et le dieu Michon fait maintenant sonner la messe : « Pas de pommes dans les pommiers de Normandie, pas d’arbres profonds dans les forêts, pas de Louise Colet délacée, pas de lilas, pas de rires jeunes, ni de pleurs de Louise Colet à sa porte, tout cela il s’en foutait, il en riait et s’en foutait, il en pleurait et s’en foutait, il n’était pas là. Il n’avait rien en effet, il était privé de tout, puisque c’était dans sa tête. »

9af3ba933ccde6ff4a41c812b88f2e03.jpgVous ai-je donné envie de tout plaquer et de partir vous isoler un peu, île, îlot, crique, plage publique ou privée, n’importe, mais toujours avec ce foutu livre en poche ? Au fait, et vous, sur une île dépeuplée ? Ca donnerait quoi, dans la besace ? Allez, lancez-vous. Dites-moi vite ce qu’il vous chanterait d’emmener.

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