
Vous pouvez toujours vous la jouer petit malin, et n’emporter que « L’île déserte », un bouquin de Deleuze qui ne va cependant pas vous faire oublier que vous êtes seul, en effet, sur l’île en question. Incontestablement, Mankell, le célèbre auteur de polars, qui se prêtait pour mes amis Anquetil et Armanet (l’Obs) à ce petit jeu, en début d’année, n’avait pas envie de se la jouer petit malin : il citait « Cent ans de solitude ». On ne pouvait mieux dire. Son autre choix : « Crime et châtiment ». Utile, précise-t-il, « si l’on veut comprendre ce que c’est qu’être humain ». Oui, en cas qu’on finisse par en rencontrer un.
Douglas Kennedy n’emporterait pas les livres de Douglas Kennedy, c’est déjà quelque chose. Un peu d’humilité dans ce monde de brutes. Ni, d’ailleurs, la Bible, Proust ou Cervantès. A la bonne heure ! Douglas ne va pas déformer ses poches, avec ces volumineux chef-d’œuvre qui, du reste, lui esquinteraient aussi le cerveau. Voyons, que propose-t-il ? Mark Twain, bon. Le « grand roman de l’aventure américaine ». Un peu trop grand à mon goût. « Et enfin « Crime et châtiment » de Dostoïevski, parce que c’est un roman magnifique sur l’âme humaine, mais aussi un bon polar. » Comme la Bible, en fait.

Je me demande pourquoi ces moscovites sont si cotés. Ces Russes, en somme. Incontestablement, ils sont les plus forts dès qu’on touche à l’âme. Voilà un sujet auquel un Somalien ne peut rien entendre. Comme à Roland Garros. Revers croisé, c’est Federer. C’est inscrit, qu’est-ce que vous voulez. Et pour la sécheresse ? Oh, faudrait trouver un philosophe hollandais qui serait né en 1632 dans une famille juive d’origine portugaise. Rien de mieux pour l’archi-sec. Ah ben tiens, Spinoza.
Paul Auster ? Pas non plus très inspiré par la question : « Il faudrait qu’ils soient très gros ! » Et de citer, par ordre de poids, Shakespeare (œuvres complètes), Cervantès (ce que vous savez) et Montaigne (oui, Montaigne quoi) ». Encore de l'austère ! Et puis gros. Mais c’est le contraire qu’il faudrait ! Moi, si Armanet et Anquetil, du bout du couloir, venaient me trouver, je leur sortirais de ma poche, tiens, le petit livre que je viens de recevoir, à la fois somptueux et modeste, et tout désigné pour les cas d’isolation définitive : un court volume (90 pages compris la table des matières, en Verdier poche) rassemblant les articles écrits par le grand critique Jean-Pierre Richard sur notre plus fascinant papillon de prose, Pierre Michon.

Quelle beauté, quelle « grande réussite d’art », ce Michon lu par Richard ! Au point que l’on se prend à ne plus savoir qui, de l’un ou de l’autre, on préfère au fond : Michon-Richard ou Michon-Michon ? D’un côté, le démon souriant que d’autres démons hantent, le clown à bure de moine qui n’écrit plus guère parce que, comme il le proclamait justement dans son dernier livre, fait d’entretiens glanés, Dieu (la littérature) vient quand il veut ? Ou, de l’autre, mon vénéré professeur de Sorbonne qui me fit entendre mieux qu’aucun autre ce qui se disait dans Segalen ou dans Corbière – parler scintillant, tout coloré des accents du midi, et toujours cette rieuse tendresse pour ces textes qu’il se refusait à décortiquer comme, à la même époque, les structuralistes qui, eux, s’y prenaient avec leurs doigts.

Chose exprimée admirablement dans cette phrase, si typique de la manière michonienne, entre coup de bluff et vérité bouleversante : « La Seine qui coulait sous ses yeux, il s’en déposséda ; la petite fille qui vécut dans ses jambes et que, dans tous ses livres, il met à mort, c’est à peine s’il la vit ; les plus belles filles de son temps, sans doute aussi les plus fines, qui voulaient de lui, dont il lui arrivait de jouir, il s’en déposséda, qu’il en jouisse ou qu’il décide de n’en plus jouir, ce qui revenait exactement au même. » Et le dieu Michon fait maintenant sonner la messe : « Pas de pommes dans les pommiers de Normandie, pas d’arbres profonds dans les forêts, pas de Louise Colet délacée, pas de lilas, pas de rires jeunes, ni de pleurs de Louise Colet à sa porte, tout cela il s’en foutait, il en riait et s’en foutait, il en pleurait et s’en foutait, il n’était pas là. Il n’avait rien en effet, il était privé de tout, puisque c’était dans sa tête. »
